Le Scarabée
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Au ras des paquerettes

par ARNO*
mise en ligne : 3 juillet 1996
 

On aurait tort de négliger la fusion Air France/Air Inter. Son traitement politique et médiatique est particulièrement représentatif de la mauvaise foi actuelle.

La fusion d’Air France et d’Air Inter est bien plus intéressante qu’elle n’y paraît. Pourtant, la version officielle (celle de la direction et du gouvernement), largement relayée par les médias (qui ont d’autres chats à fouetter que de vérifier leurs informations), est toute simple :

« Air France a gagné de l’argent, Air Inter en a perdu parce que ses pilotes sont surpayés. Ces derniers refusent la fusion pour préserver des avantages acquis obsolètes. »

On comprend bien qui sont les bons et qui sont les méchants. Fin du problème.

Et pourtant, en grattant un peu, on découvre que l’histoire est bien plus complexe, et surtout très différente. Et, comme souvent, une anecdote traitée en quelques secondes à la télévision ou en quelques lignes dans les journaux est exemplaire de l’état d’esprit du pays.

Tout d’abord, il faudrait se demander pourquoi Air France présente, tout d’un coup, un bilan positif. Tout simplement parce que ce bilan intègre les premiers versements du cadeau de plusieurs milliards du gouvernement (nos sous à nous, quoi). Ca aide. Air Inter, pour sa part, est placée, pour la première fois, en situation de concurrence sur ses lignes bénéficiaires, sans être dégagée de ses obligations de service publique. Montrer du doigt les salaires est bien plus facile que réfléchir sur les objectifs, les moyens et la protection éventuelle de nos services publiques.

Le petit détail qui fait plaisir, dans la même lignée : Air Inter est encore obligée d’acheter tous ses avions à Airbus, qui ne propose pas de petits modules (100 places). Pas tellement pratique, n’est-ce pas, quand on fait dans le court-courrier et les destinations peu fréquentées.

Cette fusion démontre également que les français ont définitivement abandonné la défense des avantages acquis souvent dans la douleur. Pourquoi, lors d’un fusion, est-il si naturel de s’aligner sur les salaires les plus bas ? Ca vous semble évident ? C’est pourtant enterrer définitivement les promesses du candidat Chirac, et une aberration : le nivellement par le bas des salaires ne résoudra pas la crise de la consommation. Mais bon, la crise a réussi à rendre criminelles toutes revendications salariales et sociales, il faudra s’y faire.

Est-il également nécessaire de souligner qu’en focalisant l’attention sur les salaires des pilotes, on oublie les 1000 licenciements annoncés ? Non, là aussi, il faudra s’y faire.

Pourtant, ces 15% de salaire supplémentaire ne constituent pas un « avantage acquis ». Ils sont simplement le reflet légitime d’un travail plus dur et plus exigeant. Et ça, même les syndicats de pilotes ne vous le diront pas. Pourquoi ? Tout simplement parce que ces syndicats (SNPL en tête) regroupent les navigants d’Air Inter et d’Air France, que la cohabitation n’est déjà pas aisée, et qu’on ne va pas faire exploser le mouvement syndical en disant que ceux d’Air Inter travaillent plus que ceux d’Air France. C’est pourtant vrai. Quelle que soit la durée du vol, la période de réelle activité dans le cockpit est d’environ une heure (décollage, atterissage, pilotage, vérifications, négociations avec le contrôle). Le reste du temps, « ça roule tout seul ». On peut donc résumer ainsi : sur Air Inter, les pilotes « travaillent » sur 100% du vol, chez Air-France, c’est 15 à 50% du temps de vol. Ce n’est pas le même boulot, donc ce n’est pas payé de la même façon.

Il faut également savoir qu’une fusion entre deux compagnies permet de monter les pilotes les uns contre les autres. En effet, il faut fusionner les listes d’ancienneté des deux compagnies, qui sont de la responsabilité des pilotes. Ces listes (c’est un point assez technique que je ne développerai pas) sont la colonne vertébrale de la profession, elles assurent la hiérarchie, l’avancement, tout en préservant la sécurité des passagers (un avancement au mérite privilégierait les pilotes qui ont eu des situations difficiles en vol, et donc conduirait à des dérives dangereuses). Fusionner deux compagnies revient à fusionner deux listes, et donc à se débarasser des syndicats de pilotes en les occupant pour un bon bout de temps. N’allez pas croire que c’est accessoire, c’est une méthode de management (que les américains ont expérimentée avant nous) qui a fait ses preuves.

On pourra également s’étonner des méthodes du PDG, qui fait appel, à prix d’or, aux services de spécialistes américains de la restructuration, du cassage de salaires et de syndicats, qui met les personnels devant le fait accompli sans concertations préalables, sachant que même les syndicats deviennent plutôt prudents face à la grève (cela s’appelle jouer avec le feu).

Comme souvent, on simplifie et on déforme à outrance, on trouve un bouc émissaire, pour faire l’économie d’une vraie réflexion, coûteuse en temps et en compétences (pour peu qu’elles existent à la tête d’Air France, ce qui n’a jamais été prouvé).

Alors notre beau Juppé, quand il nous balance ces « pilotes d’Air Inter, payés 15% de plus que... », reste droit dans ses bottes ; c’est le même Juppé que celui des « mauvaises graisses » de la fonction publique. Cet homme-là est en train de nous entuber (profond).

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