Le Scarabée
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Elle m'a dit d'aller siffler là-haut sur la colline

par ARNO*
mise en ligne : 6 août 2003
 

Vue d’avion, la montagne Sainte-Turlute [1]
ressemble à une plage. De loin, on dirait une colline. Mais quand on est dedans, c’est l’Everest. Avec Caro, on s’offre une randonnée dans le Lubéron. Je préfère oublier qui est à l’origine de cette idée à la con, parce qu’il y a de fortes chances que ce soit moi.

Nous sommes précédés par notre guide, un certain môssieur Dominici, chaleureux méridional qui avait fui la rigueur policière de l’Éle de Beauté dans les années soixante (la tyrannique République française lui reprochant de revendre toutes sortes de drogues psychédéliques dans les paillotes) : « Allez, on s’esquiche, les parigots ! Z’avez des agassins dans les arpions, ou bien ? Je vais finir par vous quiller. » [2]

L’homme, en nous attendant, prend une sorte de pose décontractée dans le bas du corps, mais fière dans le haut : « Voleur de Dieu, qu’ça fait du bien. Hé, les caffalos, restez pas sous le vent, ce midi j’ai forcé sur la barbouillade de fèves à m’en faire péter le bédélé. » Caro me demande : « Kesskidi ? » Je sèche : « Pfff, je sais pas, à l’odeur, je crois qu’il nous prévient qu’on passe pas loin d’une décharge sauvage. » Caro opine, et on s’évente de la main pour diluer l’odeur. Môssieur Dominici fait son vexé : « Mais regardez-les brassijer, les parisencs. Bou diou, c’est rien que de la nature, ça. Vouzôstres les parigots, c’est vrai que vous ne savez plus ce que c’est, la nature. Il vous faudrait des cagassières en or massif pour vous caligner le coissatge. » Et, me regardant : « R’gardez-moi-le, celui-là, on dirait qu’il a les castagnettes un peu molles... » Caro pouffe : « Ah, ça, j’ai compris. »

Comme on le rejoint, le voilà qui reprend illico la route. Il me braille : « Oh, dégourdi sans malice, tu pourrais lui soulager son bataclan, à ta damote, là. Elle est toute escagassée, la pauvrette. Faut dire qu’elle doit trimbaler fouasse de conneries, là-dedans, la mignonnette. Toujours à s’encombrer de ces trois de choses inutiles, les filles de la capitale. » Je lui fais mes yeux de bouillon, alors il repart aussi sec en lâchant un énigmatique : « Trente-et-un, trente-deux, le dernier ferme la porte... »

Arrivé à mi-pente, notre guide décrète qu’il est temps de faire une pause. Lui se pose sur un gros caillou sans sembler fatigué. Nous on s’effondre avec nos sacs à dos toujours attachés dans le dos. Je peine à reprendre mon souffle. Lui : « Merdouillasse, c’est pas pour vous trufer, mais au lieu de barjaquer comme des minots, vaudrait mieux garder vos forces pour la marche. Éa, les parigots, toujours des paste-merde, à se plaindre, à chercher la petite bête, ça oui. » Là-dessus, il déballe un vieux frometon dont la schlinguance défigure l’ambiance bucolique des lieux. Caro prévient : « Dites, faites gaffe avec votre truc, là, on est sous le vent, nous. » En bon guide, il nous explique : « Ah, ça, c’est du Pisse-grand-mère, un fromage qu’on fait nous même à la coopérative. C’est à base de lait de brebis, mais l’important c’est l’affinage : on le retourne tous les jours pendant six mois, en l’enduisant d’urine pour obtenir cette belle couleur orangée. » Caro me chuchote : « Tu vois qu’il peut aussi parler français quand il veut. » Je minaude : « Et on peut goûter ? » Le père Dominici s’énerve : « Oh, dites, je fais pas pension complète, hein, c’est pas dans le contrat ! Bon, allez, comme vous m’êtes sympathiques, je vous en passe des rataillons de bouts. » Avec Caro, on remercie chaleureusement, même si ça ne nous arrange pas tellement.

Môssieur Dominici a repris la marche à un train d’enfer. Il fredonne un truc cabalistique : « Roumète, catarinette, quant lei vendes, quatre sou, gali-gali escaragou. » Histoire de causer, je demande : « On a fait quoi, là, quatre, cinq kilomètres ? » L’affable se retourne : « Ah, toujours à rouscailler, le parigot, z’êtes le genre sèque-datti, vrai ? » Je tente de me justifier : « Non, non, je demande seulement. » Le petit père insiste : « C’est ça, voué, toujours les mêmes, hein. Vous voudriez que tout aille à 2000 à l’heure, hein, toujours pressés. Vous savez pas prendre le temps de vivre, vouzôstres. Continuez comme ça et la mort vous prendra avant que vous vous en soyez rendu compte. » Caro me réprimande : « Keske tu lui as encore dit, là ? » Je hausse les épaules : « Je sais pas trop. »

Finalement nous arrivons au sommet de la montagne Sainte-Turlute. Pendant qu’on crache nos poumons, le vigoureux admire la vue : « Couille du pape borgne, que c’est beau ! ’taing, c’est tellement beau que ça me donne envie de me branler. » Il nous interpelle : « Hein, ça vous donne pas envie de vous branler, vous, une vue comme ça ? » J’interroge Caro du regard ; elle me fait signe que non : « Nous non, monsieur Dominici, mais allez-y si ça vous chante, hein. Nous ça nous dérange pas. » Et elle précise : « Du moment qu’on n’est pas sous le vent. » Il pique un fard : « Ah pardon, madeumoiselleu, je voulais pas manquer de respect, hein, c’est juste une façon de parler. » Il enquille pourtant illico avec son argumentaire habituel : « Mais c’est vrai que vous, les parigots, vous ne savez plus ce qui est beau. Vous préférez vous branler la tête avec des conneries sans importance. »

Alors, histoire de faire remonter l’estime pour mes congénères, je concède : « Non mais vous avez raison, c’est magnifique. Moi aussi ça me donne envie de me branler, ce paysage. Pas vrai, Caro ? » Caro me jette un regard noir.

Le retour est nettement moins éprouvant parce que, comme nous a prévenu notre guide : « Vous verrez, à la descente, ça monte beaucoup moins. » Nous arrivons à l’hôtel à la nuit tombante.

C’est l’heure de régler la douloureuse. Môssieur Dominici m’annonce son prix : « Pour deux, ça va faire 60 000 francs... Bien sûr que je prends les euros. » Je lui tends cent euros et, au lieu de me rendre la monnaie, le chaleureux me tape vigoureusement sur l’épaule : « Allez, môssieur Arno, vous m’êtes sympathique, alors pas de comptes de Mestre Arnaou entre nous, hein » et il part d’un gros rire, content de ce que je suppose être un bon jeu de mots. Pas totalement dupe, je lui fais remarquer : « Bon ben vous n’avez qu’à garder la monnaie, comme ça vous ne pourrez pas dire que les parisiens sont pas généreux. » Il me lance un regard noir : « Rascle ! Les parigots pas cochons ? C’est à voir : ça fait à peine 9% de pourboire ! » Et il disparaît dans la nuit chaude et sèche.

J’ai rejoins Caro dans le lit. Nous sommes éreintés. Mais, bêtement, je fais l’erreur de lui sentir les cheveux, et ça me met un peu libidineux. Pour lui faire comprendre que j’aurais bien envie d’une petite crapulerie vite faite, je me colle contre elle et tente d’exprimer mon désir : « Allez ? Hein ? Hein ? » Elle me repousse d’un mouvement d’épaule. J’argumente : « Mais allez, euh... Hein ? Hein ? » Alors elle se retourne brusquement et me fait les gros yeux : « Ah non, merde, je suis crevée. Si t’es si excité que ça, fallait profiter que t’étais là-haut sur la colline pour te branler avec le père Dominici. Maintenant, tu dors et c’est tout. »

Je lui soupire que je voudrais être une pomme suspendue à un pommier, et qu’à chaque fois qu’elle passe elle vienne me mordre dedans. Elle me dit, elle me dit, d’aller siffler là-haut sur la colline.

[1Attention à ne pas se méprendre sur l’origine de ce nom. É l’origine, il rend hommage à Saint Turlututu, martyr chrétien du IIe siècle, dévoré à Lyon par les lions. Le saint homme, coiffé du chapeau conique des suppliciés, s’était illustré en détournant l’attention des fauves vers lui pour épargner ses coreligionnaires, en faisant force tapage, grimaces et gesticulations. De son nom sont dérivées les expressions « Turlututu chapeau pointu » et « Faire une bonne turlute » parce c’est rigolo. Source : Témoignage de Sainte Blandine, chapitre « Ah ce qu’on s’est poilés au cirque », 177.

[2Le lecteur voudra bien m’excuser l’aspect très approximatif des citations attribuées à môssieur Dominici, mais il se trouve que je ne parle pas du tout les langues plouques.

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