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L'entreprise individuelle : solution miracle ou escroquerie sociale ?

par ARNO*
mise en ligne : 30 septembre 1996
 

C’est la grande mode, l’idée géniale du moment : il faut monter sa propre entreprise. Mais est-ce vraiment si génial qu’on veut bien nous le dire ?

FAVORISER LES TRES PETITES ENTREPRISES, monter sa propre entreprise individuelle, devenir freelance, voilà bien la grande idée en vogue actuellement dans tous les milieux, du gouvernement aux étudiants en mal de débouchés, en passant par le patronnat et les parents. L’idée ne fait pas la une des journaux, tant le concensus qu’elle dégage est impressionnant.

Les très petites structures (presque individuelles), voilà, pense-t-on, la solution au chômage : quand les entreprises ne proposent plus de débouchés, alors les individus doivent s’en créer eux-même. Et pour les individus, c’est semble-t-il tout bénèf : extrême liberté (« je suis mon propre patron », « je prends mes vacances quand je veux »...) et valorisation des qualités personnelles (sens des responsabilités, esprits d’entreprise, adaptation à l’environnement...).

Quand une idée est à ce point séduisante et qu’elle génère un tel concensus, c’est clair, il faut s’en méfier ! Le gouvernement tout entier concentré sur la simplification des formalités, les gros patrons qui exhortent à plus d’esprit d’entreprise, les journaux pour jeunes (!) qui se réjouissent que les jeunes, justement, font la nique au système en concurrençant les grandes boîtes qui ne les ont pas embauchés, tous unis pour saluer la plus grande compétitivité de ce système... tout ce bel enthousiasme ne peut être que suspect. Pire, s’il n’y a toujours pas de débat public sur cette génialissime trouvaille, c’est bien qu’elle n’est pas si géniale ! Alors, l’entreprise individuelle, c’est la solution miracle, ou une nouvelle escroquerie sociale ?

Commençons par les entreprises, CNPF en tête, qui se réjouissent des actions gouvernementales en faveur des créations d’entreprise (des actions à venir, arguera-t-on). Bizarre, quand même, de vouloir favoriser la concurrence et la désorganisation du système, en période de fusions et de mise en place de superpuissances économiques et de monopoles !

Parallèlement, les entreprises ferment nombre de leurs services, secteurs d’activités traités en interne, et font appel à la sous-traitance. Génial : ces entreprises font ainsi l’économie de nombreux conflits syndicaux et des frais de formation. Il n’est pas nécessaire de payer des employés tout l’année, on fait appel au coup par coup au sous-traitant le plus compétitif. Sachant que le but d’une entreprise n’est pas de créer des emplois, mais de générer des bénéfices, c’est très logique : l’important n’est pas de traiter en interne, mais d’amener des revenus aux actionnaires.

Pour l’entrepreneur individuel, le patron se transforme en client, et le client est roi !

Exemple : Air France licencie à tour de bras, et confie l’entretien des avions à des sous-traitants. Plus de conflis sociaux, et coûts réduits. La sécurité en prend un coup ? On s’en fout, voyez notre sous-traitant !

Du côté de l’individu qui monte une entreprise individuelle, c’est euphorie : « c’est moi le chef ! ». Grossière erreur : le chef, c’est le client (client=roi, cf. plus haut). Et tout ce qu’on peut refuser à un patron, on le doit à un client.

  • Un patron ne peut pas baisser un salaire, un client négocie les prix et vous met en concurrence. A coup sûr, c’est votre revenu qui en prend un coup (et là, le SMIC est une notion lointaine).
  • Un patron doit vous former, un client exige un service de qualité immédiatement. A vous les frais de formation, et surtout le temps de mise-à-niveau pris sur vos loisirs.
  • Un patron ne peut pas virer facilement un employé récalcitrant, un client vous raye du jour au lendemain de sa liste de fournisseurs. Merci la précarité...
  • Un patron ne peut jouer sur les temps de travail et vous doit des congés payés, un client fixe une date de fourniture (à vous de vous arranger, quitte à bosser 18 heures par jour) et ne paie que pour du boulot. Bonjour charettes et horaires insupportables, adieu vacances et week-ends...

En freelance (ou dans une très petite entreprise), vous n’êtes pas employé par une entreprise structurée et contrôlée, vous êtes dans la jungle de la compétition économique.

Alors il serait temps qu’un réflexion s’engage réellement sur cette nouvelle tendance de notre société, car il n’est pas certain qu’elle constitue un vrai progrès humain. A-t-on jamais trouvé meilleur moyen de faire baisser toute l’échelle des salaires de secteurs entiers, tout en réclamant plus de travail et de concessions, avec l’accord de tous ? Non, et c’est pour ça que l’idée est géniale !

Lorsque des branches entières de l’économie seront constituées de minuscules structures sous-traitant pour quelques grandes entreprises en situation de monopole, le règne de l’ultra-libéralisme sera total. Est-ce vraiment notre souhait ?

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