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La modernité d'une grève

par ARNO*
mise en ligne : 4 juin 1998
 

La grève des pilotes d’Air France n’est ni un archaïsme ni une crispation franchouillarde sur les avantages acquis, elle préfigure ce que pourrait être le syndicalisme de demain. Vive la mondialisation du syndicalisme !

Avant d’attaquer cet édito, je dois vous rappeler que, concernant la grève des pilotes d’Air France, je suis très partial : en tant qu’ancien futur pilote de ligne, je soutiens à fond cette action, menée par mes copains de promotion. Le sujet de cet article n’est d’ailleurs pas de rappeler les motifs de la grève, sachez simplement que je la trouve légitime et encourageante.

Cela dit, j’en arrive au thème de ce jour... les médias présentent systématiquement cette grève des pilotes d’Air France comme un particularisme franco-français, Libération titrant carrément « Une grève bien de chez nous », la Une montrant un bonhomme au corps d’avion bleu-blanc-rouge, béret sur la tête et baguette de pain entre les dents. En somme le désormais traditionnel discours qui dénonce le droit de grève comme une survivance archaïque de notre système.

Il faut de plus reconnaître que le discours qui consiste à monter la population contre ces salauds de pilotes surpayés passe plutôt bien, malgré le soutien inattendu de la travailleuses-travailleurs Arlette.

Or, et c’est là que ce conflit peut concerner tout le monde, le mouvement des pilotes n’est pas représentatif d’un esprit franchouillard, bien au contraire. L’étude sérieuse du fonctionnement de cette corporation aurait permis à n’importe quel journaliste de découvrir que nous avons là un objet volant non identifié du syndicalisme hexagonal, totalement atypique et proposant des solutions dont pourraient s’inspirer tous ceux qui souhaitent ne pas se faire laminer par la mondialisation des entreprises.

Commençons par rappeler les principaux enjeux auxquels sont confrontés les pilotes :

  • déréglementation ultra-libérale.

    Menée avec vigueur depuis les années 80, la déréglementation du ciel a conduit, contrairement aux affirmations des libéraux, à la disparition presque totale de la concurrence aux Etats-Unis : de plusieurs dizaines de compagnies de taille moyenne, on est passé à cinq énormes entreprises (les « majors »). Ce phénomène de concentration est, rappelons-le, en train de se généraliser à l’ensemble de l’économie, et menace directement les employés : de la même façon que les consommateurs ne peuvent plus faire jouer la concurrence sur les prix et la qualité des services (puisqu’il n’existe plus de concurrents), les employés ne peuvent plus négocier leurs compétences à l’entreprise la plus offrante (puisqu’il n’existe plus qu’une seule boîte dans leur domaine d’activité) ;

  • le « code sharing ».

    Le « code sharing » se développe fortement depuis le début des années 90 (un peu plus tôt aux Etats-Unis). Ce sont les accords commerciaux entre compagnies : plutôt que de se concurrencer sur les mêmes lignes, elles se les répartissent. C’est la fin de toute concurrence et la preuve que le libéralisme est un mensonge éhonté. Les compagnies utilisent le « code sharing » contre leurs employés de la même façon que d’autres pratiquement les délocalisations : « si vous faites grève, je file votre emploi à quelqu’un d’autre ». Cette notion est importante : à l’exception des compagnies rachetées par British Airways, la délocalisation ne se pratique pas en aviation ; on peut difficilement faire piloter un avion de ligne par un petit gamin du tiers-monde (plus largement, les formations coûtent cher et sont réservées aux pays riches), et des problèmes linguistiques influent directement sur la sécurité des vols (en cas de pépin, il faut se comprendre vite et bien) ; clairement le chantage portant sur le remplacement des emplois, dans l’aviation civile, se fait par l’intermédiaire du « code sharing ».

  • la manipulation des médias.

    Inutile de développer, je vous renvois une fois de plus à lecture de l’indispensable « Les nouveaux chiens de garde » de Serge Halimi : comment le patronat utilise les médias (qu’il possède presque intégralement) pour faire passer la propagande libérale dans l’opinion.

On le voit, les défis posés aux pilotes sont très similaires à ceux qui touchent l’ensemble de la population, avec même quelques années d’avance. D’accord on ne va pas faire pleurer dans les foyers sur les salaires des pilotes, mais le phénomène de destruction des avantages sociaux sous couvert de mondialisation libérale est identique. Etudier le monde du travail dans l’aviation commerciale permet d’avoir des indications sur ce que sera le monde dans cinq ou dix ans. Mieux : étudier les mouvements sociaux d’aujourd’hui propose des solutions à cet enjeu.

Voyons un peu le syndicalisme des pilotes français. Il est tout sauf représentatif d’un comportement « bien de chez nous ». Alors que le syndicalisme français est très minoritaire (autour de 10% des salariés) et fractionné (F.O., la CGT et la CFDT se partagent quelques pourcents des employés, quelques miettes pour les autres), le syndicalisme des pilotes est très représentatif (70% à 80% des pilotes sont syndiqués) et comprend un syndicat ultra-dominant, le SNPL (à Air France, le SNPL représente 1800 des 3400 pilotes). Autre bizarrerie du SNPL, c’est un syndicat peu marqué politiquement. Ainsi, là où les autres entreprises peuvent aisément jouer un syndicat contre les autres pour briser les conflits, profitant souvent des divergences politiques, la direction d’Air France est confrontée à un énorme syndicat ultra-représentatif et corporatiste.

Les syndicats de pilotes sont de plus très professionnels : leurs membres les plus actifs suivent des formations spécialisées dans les principaux domaines d’activité, économique, communication, juridique, technique... Ainsi la Cometec, émanation de l’association des pilotes, propose son expertise technique, analyse les accidents, propose des règles de vol et éclaire les journalistes (les journalistes connaissent par exemple François Grangier). Ainsi le président Christian Blanc avait-il mandaté fin 93 Gilles Bordes-Pagès, pilote Air France, pour réaliser un premier audit et proposer un plan de sauvetage ; c’est la partie structurelle de ce plan qui fut retenue et appliquée par la direction (fonctionnement par hub, yield management, pricing, GDS et FFP), la section économique rejetée (au profit d’un plan à l’américaine de cassage de la masse salariale).

On le voit, le syndicalisme des pilotes est à l’exact opposé du syndicalisme français : il est ultra-représentatif et propose une expertise équivalente à celle de ses interlocuteurs. C’est déjà, en soit, très intéressant.

Mais il existe un phénomène bien plus important (et prometteur), qui fait que cette grève n’est pas, loin de là, « bien de chez nous ». Pour contrer la mondialisation des entreprises se met en place une sorte de mondialisation du syndicalisme des pilotes. Idée passionnante s’il en est !

L’origine du phénomène est la fusion des syndicats US Alpa (Etats-Unis) et Canadian Alpa en février 1997. Il en résulte un syndicat très puissant représentant 45000 membres. Ses caractéristiques sont à étudier :

  • cotisations élevées.

    Les pilotes consacrent 2,35% de leur salaire aux cotisations syndicales, parfois plus ; ainsi l’US Alpa est-il très professionnel, avec 350 permanents et l’emploi des meilleurs spécialistes pour chaque domaine ; et elle dispose d’un fond d’action spécial de 400 millions de francs, le « Major Contingency Fund », destiné à financer les crises (aussi bien soutenir les grèves que payer les intervenants nécessaires, tels des avocats) ;

  • forte représentativité.

    Comme indiqué précédemment, 70 à 80% des pilotes sont syndiqués, certaines compagnie atteignant les cent pourcents ;

  • forte diversité.

    Les membres de l’US Alpa appartiennent à 44 compagnies nord-américaines, aux cultures d’entreprise et aux salaires très différents ;

  • syndicalisme de combat.

    Depuis la libéralisation des années 80, les pilotes américains se sont fait laminer par les compagnies, phénomène caractérisé systématiquement par la remise en cause unilatérale des accords par les employeurs (phénomène bien connu de tous...). L’US Alpa marque l’émergence d’un syndicalisme « de combat », très actif et volontaire, avec la volonté affirmée de précéder les décisions des patrons. En gros, la passivité, c’est fini ; tout sera négocié, discuté pied à pied.

Le point principal qui m’intéresse est le suivant : fort de sa puissance, de son expertise et de son expérience des cultures très diverses, l’US Alpa a mis en place une collaboration étroite entre les syndicats de pilotes du monde entier. Une sorte de Plan Marshall du syndicalisme. Son nom : « The Plan ».

Pour cela l’US Alpa créé une entité, « The International Services Corporation » (IPSC) chargée de proposer son expertise technique (contre rémunération) aux autres syndicats. Trois axes principaux sont développés :

  • un service d’audit reconnu.

    Les pilotes peuvent ainsi présenter des chiffres et des analyses sérieux, livrés par un organisme dont les compétences ne sont pas discutées ;

  • un soutien financier aux mouvements sociaux ;
  • la collaboration plus étroite entre les pilotes de toutes les compagnies, notamment par un échange d’informations. Traditionnellement les syndicats des différentes compagnies se méfiaient les uns des autres. Ceci est en train de changer très vite.

L’exemple le plus frappant de l’action de l’US Alpa remonte à avril 97 : la direction de KLM attaque unilatéralement ses pilotes et remet en cause tous leurs acquis (à ce stade, on se rend bien compte que les attaques sur les salaires et les avantages des pilotes ne sont pas une spécificité française, mais mondiale, toutes les compagnies se livrant à ce petit jeu). Pour contrer le conflit avec ses pilotes, la KLM compte sur son partenariat avec la Northwest (la Northwest devant prendre le relais des vols annulés, évitant ainsi toute perte de trafic). Le syndicat des pilotes de la KLM fait analyser (et démonter) les arguments de la direction par les experts de l’US Alpa ; parallèlement l’Alpa débloque un fond de 200000 dollars pour soutenir une éventuelle grève solidaire des pilotes de Northwest, fond qu’elle prévoit de porter à 6 millions de dollars si le conflit dégénère. Ne pouvant plus compter sur les accords avec Northwest pour descendre ses pilotes, la direction de KLM renonce alors à toutes ses décisions.

Et en ce qui concerne le présent conflit à Air France ?

Tout d’abord, en avril 98, l’US Alpa présente les résultats de son audit sur le plan de la direction d’Air France, audit commandé par le SNPL et accepté par la direction. Ses conclusions servent aujourd’hui de base au conflit : alors que KLM, Lufthansa et British Airways visent un objectif de profits (EBE) de 12%, Air France vise les 15% (et l’audit démontre qu’en se contentant d’un EBE de 14%, la compagnie n’aurait nul besoin de réduire les salaires et d’instaurer une double-échelle de rémunération) ; il est établit que la productivité physique des pilotes d’Air France est supérieure à celle des Anglais (11%) et des Allemands (16%) ; de plus l’audit dénonce le choix de faire financer intégralement le développement de la compagnie par des efforts de salaires, alors que le fonctionnement capitaliste consiste à trouver un équilibre entre le financement par les fonds propres et l’emprunt sur les marchés (sinon, à quoi sert la bourse ?).

Ainsi l’audit réalisé par les américains permet d’argumenter tous les points de divergence avec la direction. Pour répondre à la direction, les syndicats disposent de chiffres et d’analyses reconnus et évitent ainsi les accusations classiques qui apparaissent lors des négociations (« vos revendications sont antiéconomiques, vous vous fondez sur une idéologie archaïque, etc. »). Encore une fois, on est loin du schéma français habituel.

L’implication de l’US Alpa (et du « Plan ») s’arrête là dans le conflit d’Air France. Mais les effets, disons, culturels de sa démarche transparaît dans le nombreux aspects de la grève.

Rappelons ainsi que le « code sharing » permet de briser une grève en remplaçant ses propres pilotes par ceux de son partenaire commercial. C’est le cas entre Air France et Delta Airlines. Les pilotes de Delta ont clairement annoncé qu’ils refuseront de remplacer les Français sur leurs lignes, sauvegardant ainsi l’efficacité de la grève.

Indiquons également la présence de pilotes anglais et allemands sur les lieux, prêts à dénoncer tout mensonge autour de comparaisons entre les salaires des pilotes d’Air France, de la Lufthansa et de British Airways.

J’arrête là l’énumération. On l’a compris, on dépasse strictement le conflit traditionnel français. Les pilotes proposent, face à la mondialisation de l’économie, une mondialisation du syndicalisme, associé à un mode opératoire nouveau et efficace. C’est, sans aucun doute, l’une des pistes à explorer pour résister à la libéralisation qui menace toute la structure de nos sociétés. Il me semble que nos salauds de pilotes surpayés sont, syndicalement, très en avance sur les autres secteurs de l’économie. Au contraire d’un grève « archaïque » ou d’une crispation sur le modèle français, c’est la recherche d’une réponse aux exigences du monde du travail à venir.

Pour finir, une petite remarque sur nos médias. Pourquoi sont-ils, semble-t-il, aussi mal informés (Libération parlant de grève franchouillarde, on vient de le voir, ça n’a pas de sens) ? Pour une raison très simple. Les sous. A l’occasion de la coupe du monde de football, Air France avait prévu et annoncé une grande compagne de publicité (essentiellement dans le presse écrite) d’un montant de 300 millions de francs. Vous avez bien lu, 300 millions en un mois, à comparer à l’effort de 500 millions demandés aux pilotes. De plus, Air France possède une cellule de communication très efficace, très professionnelle, très convaincante : cette cellule distribue chaque année entre 30000 et 40000 billets d’avion gratuits à la presse...

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