Le Scarabée
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La sauterelle n'attend plus

par ARNO*
mise en ligne : 5 avril 1997
 

Car la sauterelle est mort

Il y a quelques semaines, mon ami la sauterelle s’est jeté par la fenêtre. La sauterelle, c’était le surnom de ce jeune homme de 26 ans, pas bien gras (d’où le sobriquet), gentil, sensible et très vivant. Il s’est défenestré. Arrivé en bas, il était mort. Vivant, 26 ans. 26 ans, mort.

Signe des temps : je deviens vieux, et je retrouve désormais mes amis dans la rubrique nécrologique. De fait, la sauterelle est le premier, je suppose que je vais devoir m’y habituer.

Curieusement, la sauterelle rejoint l’actualité. Nous étions binômes durant la dernière phase de notre formation de pilotes de ligne : à Montpellier nous avons volé ensemble pendant trois mois, passé nos derniers tests en vol ensemble, nous avons fatigué les amortisseurs des avions ensemble (alors qu’il piquait un roupillon à l’arrière, j’avais l’habitude de la réveiller par mes atterrissages catastrophiques), éclusé les bars, massacré le blues à la guitare, dragué les minettes du Rockstore...

Puis nous avons été renvoyés chez nous pendant quatre années de galère, sans toucher, ou si peu, à des commandes d’avion.

Car la sauterelle faisait partie de ces 600 pilotes formés par l’Etat et Air France, envoyés au chômage (dans le but de fabriquer, justement, un « coussin » de pilotes en trop) avec une formation incomplète (inutilisable et invendable à d’autres compagnies, car conçue en accord avec les compagnies françaises).

Et voilà : Air France annonce avec fierté que les embauches reprennent à un rythme soutenu, nous faisant la fleur de ne nous imposer qu’une réduction de 30% des salaires (la b-scale) par rapport aux anciens. La boucle est bouclée : on nous met en situation de dire merci à une compagnie qui a ruiné quatre ans de notre vie pour nous imposer ses conditions.

C’est en gros ce que l’on nous a expliqué à la dernière réunion des anciens élèves. La sauterelle était à cette réunion. Le soir-même il se jetait par la fenêtre. Alors qu’on annonçait le bout du tunnel...

Cela n’a peut-être rien à voir, mais j’avais envie de vous le dire. Surtout que la sauterelle n’est pas le premier, il est le second élève de notre formation à avoir définitivement renoncé.

Depuis trois semaines, je rêve de mon pote la sauterelle, au purgatoire des suicidés, attendant éternellement que Saint Pierre lui fasse une petite place, là-haut, sur un nuage. Mais c’est un rêve idiot : il n’y a pas de paradis, il n’y a pas de purgatoire. Et c’est tant mieux : on ne peut attendre indéfiniment.

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