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Le charme discret des vieilles séries télévisées

par ARNO*
mise en ligne : 13 janvier 1999
 

La semaine dernière, la télévision nous a offert une petite balade dans notre futur immédiat. Un futur charmant, mignon, agréable, libéral et fasciste.

Vous allez trouver que je ne suis pas très réactif : cet édito est consacré à deux émissions passées à la télévision il y a une bonne semaine déjà (jeudi soir). Mais si je ne réagis pas vite, c’est pour une bonne raison : je réfléchis lentement (et comme on dit : « Précipitation est mère de télévision »).

En réalité, je n’avais pas l’intention de vous causer téloche (c’est reconnaître que je la regarde) mais, comme toutes les jeunes mamans que j’ai croisées depuis ne parlaient que de ça, je vous fais un papier.

La soirée a débuté avec un incroyable reportage d’Arte sur une petite localité américaine baptisée Celebration. Une charmante bourgade avec ses rues propres, ses jolies maisons, ses habitants sympathiques et détendus, son absence de chômage, ses enfants épanouis, ses centres commerciaux bien conçus... le bonheur sur Terre. Pour comparer, c’est mignon et typique comme La petite maison dans la prairie, sympa et agréable comme Happy Days. C’est exactement ça : c’est Happy Days, en mieux.

Il n’y a qu’un petit détail gênant, mais tellement insignifiant que je me demande pourquoi je vous en parle : Celebration est une ville privée fondée par Disney. Il n’y a pas de maire, pas de conseil municipal, pas d’élections. Les habitants (ce ne sont pas des visiteurs pour la journée dans un parc d’attraction, ce sont bien des habitants permanents) ne sont pas des citoyens, mais des consommateurs.

Visiblement ils ne s’en portent pas plus mal. Ces gens ne votent pas, mais la police et les vigiles leur assurent la tranquillité et la paix. De toutes façons, à Celebration, il n’y a pas de pauvres. D’une signature au bas d’un chèque, les habitants de Celebration ont rayé de leur vie tous ces petits inconvénients de la vie moderne : la promiscuité d’avec les pauvres et la démocratie.

Au final, ce n’est pas Happy Days, c’est encore mieux : c’est le village du Prisonnier.

Là-dessus, déjà passablement déprimé, je zappote de chaîne en chaîne à la recherche d’un de ces programmes futiles et légers qui vous vident la tête (hé oui, n’habitant pas encore à Celebration, la télévision est mon seul subterfuge vers l’aliénation). Après quelques publicités qui vous raffermissent la bite, quelques chanteuses qui vous castrent les oreilles, quelques politicards qui vous dégoûtent de voter et quelques informations proprement sidérantes (aujourd’hui il neige, on a retrouvé la gourmette de Lady Di, des ordinateurs sont tombés en panne, demain c’est le Saint Glinglin...), je tombe sur des images baveuses de mauvais caméscope avec plein de bébés qui pleurent. Chouette, je me dis, c’est Vidéo Gag, mon émission préférée.

Mais rapidement il s’avère que c’est encore plus violent, gore, pervers que Vidéo Gag. On voit de grosses bonnes femmes (à l’obésité, on identifie immédiatement des Américaines) qui s’acharnent sur des mouflets, comme une initiation précoce au sado-masochisme. Mais, mais, mais, c’est pas vrai, la grosse, ça fait un quart d’heure qu’elle le cogne, le gosse ! Et vlan, le téléphone dans la poire, ta gueule, cesse de brailler, paf, prends ça... et que j’t’attrapes par la jambe pour te trimballer plus loin, et que j’t’envoies valdinguer à l’autre bout du salon... l’un des trucs les plus révoltants vus à la télé depuis Lagaf. D’autant que les grosses violentes sont les nourrices chargées de s’occuper des gosses.

Alors avec mes copines jeunes mamans, ce week-end, on n’a causé que de ça : « t’as vu cette horreur, jeudi ? », « han, m’en parle pas, c’était affreux, j’ai fait plein de cauchemars avec ça », « j’ai pas arrêté de penser à mon bout d’choux »... et de se promettre de se repasser des adresses de jeunes filles sérieuses pour s’occuper de nos enfants (moi ça m’engage à rien, j’ai pas d’enfants).

Mais le plus révoltant, ça n’était pas ces images qui vous transformeraient un moine zen en téléphage voyeur, mais la réaction induite : le marché de la surveillance de nourrices par caméros-espions interposées. Planquées dans des magnétoscopes ou des horloges, de minuscules caméras vous permettent d’espionner votre nounou quand vous n’êtes pas chez vous. Une tendance aussi incroyable que les nounous tortionnaires elles-mêmes. Filmer à leur insu ses propres employés de maison, je le crois pas. Enfin, je préfèrerais ne pas le croire.

A eux deux, ces reportages dressent le tableau du XXIe siècle à venir : un fascisme doux, diffus, technologique. Orwell s’est trompé : le techno-fascisme ne sera pas une surveillance centralisée, bureaucratisée, imposée ; ce sera au contraire une aliénation choisie, décentralisée, libérale.

La nostalgie d’un âge d’or qui n’a jamais existé, le mythe du cocon par l’argent (la ville privée, la banlieue-ghetto pour riches, la forteresse Europe protégée par l’euro), la ségrégation paranoïaque, la propreté, la surveillance de tous par tous (comme le faisait remarquer un défenseur des droits civiques aux États-Unis, les gens surveillés par leur patron surveillent à leur tour leurs employés de maison) et la délation (que, de plus en plus, on tente de nous présenter comme un devoir civique), l’abandon des contraintes de la citoyenneté et de la démocratie au profit du confort consumériste et du cynisme du conseil d’administration, l’illusion de la communication universelle, des jeux du cirque robotisés (coupe du monde, jeux olympiques, affrontements surmédiatisés d’athlètes anabolisés), tout cela caractérise la lente dérive fascisante de notre fin de siècle. Un fascisme ayant le charme discret d’une vieille série télévisée.

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