Le Scarabée
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Régulez, y'a rien à voir !

par ARNO*
mise en ligne : 1er décembre 1999
 

Dans son discours d’ouverture du sommet des régulateurs de l’internet, le 30 novembre, Hervé Bourges conclut : « Nous n’avons pas souhaité masquer les divergences, mais au contraire les mettre en évidence, le plus nettement possible, afin que chacun puisse se faire, à partir de la pluralité des points de vue, sa propre opinion ». Nous, justement, nous avions des divergences à exprimer ; comme promis, Bourges a contribué à les mettre en évidence, et cela de la manière la plus nette possible. Nous avions annoncé notre première conférence de presse pendant le sommet des régulateurs, pour marquer le coup. Une conf’ de presse sur le trottoir à Paris, on pensait qu’on avait le droit ; rencontrer des journalistes, on croyait que ça se faisait sans l’accord du CSA... naïfs que nous étions !

Aux alentours de 10h30, Valentin et moi arrivons devant les grilles de l’UNESCO avec nos sacs en plastiques remplis de dossiers de presse (le sac en plastique, sans me vanter, ça me donne un air vachement inquiétant). Le sympathique vigile black qui défend l’entrée vient à notre rencontre, contrôle discrètement le contenu de nos sacs, et nous apprend que nous étions « attendus », mais pas aussi tôt. Au fur et à mesure que la dizaine de membres de notre petite délégation arrive, le nombre de vigiles puissamment armés de redoutables talkie-walkies augmente. Arrive enfin celui sans lequel les réunions de la CPML ne seraient pas ce qu’elles sont : le flic des renseignements généraux. On va pouvoir commencer...

Pour une petite conférence de presse, des dizaines de vigiles, les RG, quelques flics en civil (qui ont, dans ce quartier désert des ambassades, bien du mal à se fondre dans la foule), Hervé Bourges a fait les choses en grand. Je me dis que si Michel Fizbin crache par terre, on va tous finir dans les mines de sel.

Une amie de la CPML (je ne sais pas qui c’est) sort de l’UNESCO et vient nous raconter qu’à l’intérieur, ça fourmille de vigiles, qu’une ambiance paranoïaque est savamment entretenue et que les congressistes et journalistes sont prévenus (tout en finesse) qu’il y a une manifestation d’« anarchistes » à l’extérieur et que « ces gens » (c’est-à-dire nous) refusent la « protection de l’enfance et de l’adolescence ».

A onze heures, les anarchistes pédophiles que nous sommes sont donc fin prêts pour la conférence de presse. Il ne manque que les journalistes...

A l’intérieur, un journaliste de la CPML, spécialiste de l’Amérique du Sud (la guérilla, ça ne s’improvise pas), dûment accrédité, nous téléphone : malgré la promesse d’Olivier Zegna Rata (chef de cabinet de Hervé Bourges), nos dossiers ne sont pas présentés aux participants. C’est pas grave : notre ami distribue lui-même le dossier d’Article 11 et rappelle aux journalistes qu’une conférence les attend à l’extérieur. Finement, la presse qui désire nous rencontrer est orientée vers l’autre sortie de l’UNESCO, de l’autre côté du pâté de maison (au moins 500 mètres). Informés de cette ruse de sioux, nous courrons à leur rencontre. Suspens : serons-nous plus rapides de les talkies-walkies ?

Et c’est là que tout à tourné à la pantalonnade. Un très grand moment d’humour absurde... Les censeurs ne nous ont pas déçus.

Nous voyant arriver, les vigiles ferment rapidement les grilles et bloquent les journalistes à l’intérieur, derrière le sas vitré. Cinq mètres, une grille métallique, les portes vitrées et une bonne dizaine de vigiles nous séparent. Ambiance liberté de la presse.

Nous installons notre banderole à l’extérieur des grilles et nous organisons pour tenir le siège paisiblement. Les vigiles talki-walkisent à qui mieux mieux, un vent de folie commence à souffler sur l’UNESCO (déjà qu’on se pelait). Des gens se présentent aux grilles pour aller déjeuner au restaurant de l’UNESCO, mais l’entrée est désespéramment bloquée. A l’intérieur, d’autres veulent sortir, les portes sont condamnées. Nous, dehors, on se bidonne : par leur seule présence, les dix péquins de la CPML tiennent en otage tout l’UNESCO.

Les vigiles viennent nous supplier de retirer la banderole (que nous avons désormais orientée vers l’intérieur, histoire de donner un peu de lecture aux journalistes retenus derrière les portes vitrées), mais Valentin leur répond par des concepts aussi compliqués que la liberté d’expression et la liberté de la presse, ce qu’ils résument consciencieusement par talkie-walkie à leurs collègues retranchés à l’intérieur : « ben non, ils veulent pas... ». Faut dire qu’on est vachement impressionnants : Valentin, on pourrait à peine en faire un short pour Hervé Bourges, et Catherine Trautmann suffirait à nourrir la délégation de la CPML pendant plusieurs mois. Visiblement, on terrorise les vigiles de l’UNESCO.

Bravant l’interdit, quelques journalistes franchissent les portes vitrées, et viennent nous interviewer à travers les grilles. Pour la télé, ça fait un décor plutôt explicite. Une équipe espagnole fait le tour du pâté de maison pour finalement réussir à nous rencontrer (ouh là, z’auriez vu : très remontée contre les censeurs « franquistes », la journaliste espagnole). Ces journalistes se rendent-ils compte des risques qu’ils prennent ?

Au bout d’un moment, une dizaine d’employés de l’UNESCO s’impatiente derrière les portes vitrées : « m’enfin, c’est ridicule, vous voyez bien qu’ils ne sont pas méchants, laissez-nous sortir ! », s’emporte un homme affamé. Après un interminable conciliabule rythmé par le crépitement des talkie-walkies (« oui-euh, Roger-euh, chrrrr, y’a des gens qui veulent sortir-euh, qu’est-ce que je fais-euh, à toi-euh », « oui-euh, chrzzzzz, Gérard-euh, attends-euh, je vais demander-euh, à toi-euh »), les vigiles organisent, comme lors d’une prise d’otage, une « extraction » : les victimes sont regroupées en un tas compact, entourées de vigiles, façon pack de rugby ; les portes s’ouvrent, hop, hop, les grilles s’entrouvrent (synchronisation parfaite), les otages sont libérés sur le trottoir, les vigiles entament leur repli, hop la grille, hop les portes vitrées : trop chrono, 10 secondes, opération réussie. Nous, sur le trottoir, en train d’agoniser de rire.

Vers 12h30-13h, fin de la matinée du sommet, un monde fou s’entasse derrière les portes vitrées, bien décidé à aller casser la croûte : interdiction absolue de sortir. Nous, on crie à travers les grilles : « Libérez les régulateurs ! ». A l’intérieur, notre journaliste infiltré, malgré son accréditation en bonne et due forme, est expulsé. Derrière les portes vitrées, les vigiles installent une barricade de chaises et de tables, des fois qu’un dangereux régulateur voudrait forcer le passage vers l’extérieur.

On abandonne donc les lieux, pour intercepter les journalistes qui sortent par l’entrée principale. A bout de force, les vigiles laissent sortir tout le monde, et les interviews peuvent enfin se dérouler sur le trottoir. Aucun journaliste n’ose nous demander pourquoi nous accusons le CSA d’avoir des visées liberticides...

De notre côté, nous avons : (1) tout de même rencontré les journalistes, (2) distribué nos dossiers à l’intérieur, (3) récupéré les documents du sommet — dont une édifiante liste des pays participants, où l’on trouve par exemple l’Iran (on n’en espérait pas tant)... (4) on s’est marré comme rarement. Merci Hervé Bourges !

Plus largement, nous avons appris : (1) que le CSA et l’UNESCO régulaient déjà les trottoirs de Paris, (2) qu’un éléphant a toujours peur d’une souris, (3) que le dialogue et le respect de la parole donnée sont les vertus premières des régulateurs, (4) que se réclamer de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est un comportement d’« anarchiste » et que refuser le discours sécuritaire c’est encourager la pédophilie.

La prochaine fois, on viendra à vingt ; en se plaçant pacifiquement à chacune des entrées, on doit pouvoir tout bloquer. A l’intérieur de l’UNESCO, ils pourront commencer à rationner les vivres.

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