Le Scarabée
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Samba Samba !

par ARNO*
mise en ligne : 14 juillet 1998
Traduction : Samba Samba!
 

Le rabat-joie de service...

Je dois avoir un mauvais fond, parce que, non, je ne suis pas fou de joie, pas fier, en fait je m’en tape complètement. Notre troupeau de bêtes à crampons a remporté le trophée de la dernière foire footicole, et ça me laisse indifférent. Le seul intérêt que je porte au foot, c’est quand j’y joue, par un bel après-midi ensoleillé, avec des amis après un pique-nique. Le plaisir simple de se brûler les poumons au soleil. Mais au-delà, ça m’échappe. Ca me gonflait déjà avant, ça me gonfle toujours autant. Y’a pas de raison. Coupe ou pas coupe.

Ce qui m’intrigue réellement, c’est ce qui vient d’arriver. Pas dans le stade, mais dans la rue. Ca m’intrigue, je ne comprends pas... et à vrai dire ça m’inquiète.

Alors comme ça, il suffit que des professionnels de la baballe reçoivent une médaille pour faire exploser de joie des millions de mes concitoyens, adultes et électeurs, pour qu’ils descendent dans la rue et se mettent à beugler, sans interruption pendant trois jours et trois nuits, ces seules paroles : « Champions du monde, champions du monde, on est, on est champions du monde » ? On savait qu’il suffit d’écraser une princesse contre un pont pour provoquer une explosion de larmes à l’échelle d’une nation, on sait désormais qu’il suffit de pousser un ballon dans des filets pour provoquer une explosion de joie d’amplitude similaire. Un pays bascule dans l’irrationnel, instantanément, aussi bien pour un accident de Mercedes que suite à un match de foot...

L’idée est terrifiante. Il suffit donc, logiquement, de bien peu de choses pour provoquer une explosion de haine. Ca fout les jetons.

Ensuite viennent les récupérations et les analyses à deux sous des experts. On passe de l’irrationnel à la manipulation.

Déjà on voit fleurir les reportages sur la foi qui anime nos joueurs : Untel voulait être curé, Machin se signe avant les matchs, Ducon livre des baisers porte-bonheur, et Gros Couillon fait des sermons dans les basiliques. La gerbe. Dieu n’existe pas ; mais j’espère bien que, s’il existe, il a autre chose à foutre que de faire gagner une prime de plusieurs millions à des crétins en short. Et puisqu’à la table du Seigneur, les premiers seront les derniers, l’équipe championne du monde n’est pas prête d’y bouffer...

Et il paraît que cette coupe fait reculer le front national, que c’est la preuve que l’intégration à la française fonctionne bien... Conneries et mensonges. Au mieux, méthode Coué. Les sans-papiers sont toujours sans papiers, les grévistes de la faim ont toujours faim, les 25000 flics de la coupe du monde vont retourner à leurs contrôles policiers au faciès, et la moitié des Français se reconnaissent des sentiments racistes. Le sport de haut niveau n’y change rien. Les riches négriers sélectionnent leurs plus beaux noirs, et les mettent sur un ring ; le propriétaire dont l’esclave est victorieux est fier de son cheptel, évoque la bonne image de sa plantation, mais il n’en est pas moins raciste.

L’intégration par le foot. Les Etats-Unis sont le prototype de cette « promotion » : les noirs n’ont d’autre espoir de sortir du ghetto que par la boxe, de financer leurs études universitaires que par le football... Ne peut-on déjà plus sortir des cités que par le sport, ici en France ?

Et tant qu’on y est, il paraît que la crise c’est fini : la France a repris confiance en elle-même ! Terminé le chômage, on va être les champions du monde de l’économie ! Trois buts et finie la crise ? C’était pas bien compliqué, cette affaire... Il faudra que j’en parle à mon banquier : mon découvert, c’était en attendant la finale.

La finale, justement : la démonstration dans les faits de ce qu’est la France. Un match organisé dans le stade construit par Bouygues, filmé par Bouygues et Vivendi, commenté et diffusé par Bouygues et Vivendi, des joueurs certainement sponsorisés par Bouygues et Vivendi (je n’ai pas regardé les maillots, mais on doit bien y trouver des filiales...), etc. Le cercle clos. Et Adidas (j’oubliais !). En plein triomphe, les Bleus (à l’esprit sportif tant vanté) trouvent encore la présence d’esprit d’enfiler un maillot blanc (et non plus celui de « notre » équipe... qui s’est déjà bien vendu) aux couleurs du fabriquant de crampons. Plus tard dans la nuit, la foule en liesse danse au pied d’un Arc de Triomphe sur lequel est projetée une photo géante : celle de la pub pour Adidas. Forte puanteur de fric.

Alors puisque tout cela n’est qu’une affaire de gros sous, c’est à Jean-Marc Sylvestre que l’on doit la plus effarante analyse, ce mardi matin du France-Inter, ou comment la coupe doit servir la propagande libérale ; en gros, ce fut un succès parce que le Comité a fonctionné comme une entreprise, que l’Etat n’est pas intervenu (ça ne nous aurait rien coûté, cette histoire), que le CFO va même dégager des bénéfices, blah blah, et qu’il faut entretenir ce vent de liberté...

Etonnant raccourci du libéralisme... L’Etat ne serait pas intervenu ; oubliés les 25000 flics du service d’ordre (si vous organisez une petite fête, les frais de sécurité sont à votre charge, hein), oubliés les stades à plusieurs milliards... Géré comme une entreprise exemplaire ? Employer 50000 bénévoles, c’est du capitalisme exemplaire ? Ben voyons.

Une coupe du monde, et Sylvestre a tout compris : le libéralisme, c’est le financement public des charges et la privatisation des bénéfices.

Du libéralisme sauvage, de la publicité sur les monuments publics, du prosélytisme religieux, et de l’hystérie collective à l’échelle d’un pays... Champions du monde ! La France entre en beauté dans le XXIe siècle.

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