Le Scarabée
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SDF go home !

par ARNO*
mise en ligne : 24 juin 1996
 

La mendicité interdite dans plusieurs villes du sud. Il est interdit d’avoir honte.

EcÉuré ! Comme si les raisons d’avoir honte d’être français n’étaient pas encore assez nombreuses, un nouveau phénomène de mode, touchant de plus en plus de municipalités du sud de la France, vient souiller notre beau drapeau aux couleurs déjà passablement délavées : l’interdiction de la mendicité et, tenez-vous bien, de la vente de journaux (« Macadam », « Lampadaire », « Caniveau », « Mon logis en carton »...).

Lorsque la première série d’arrêtés municipaux de ce genre a été prise, j’habitais à Carcassonne (personne n’est parfait), une ville déjà très calme (je veux dire morte). Les SDF, on les comptait sur les doigts d’une main. Alors pourquoi ces arrêtés infâmes ? L’argument : avec leurs chiens, les clodos avaient un comportement agressif. Agressif ? Autant on craignait, le soir, de se faire agresser par une bande de paras imbibés, autant les SDF faisaient comme tout le monde : ils se planquaient pour ne pas servir de défouloir sexuel à toute la garnison. On l’a bien compris, la seule agression dont les SDF sont les auteurs, c’est le fait d’exister, et de rappeler par leur présence aux bonnes gens que la misère existe, et pas seulement dans la rubrique « faits divers » (rarement dans la rubrique « société », puisqu’ils n’en font pas partie) du journal local. A la rigueur, la misère, c’est comme la mort et la maladie, on préfère ne pas l’avoir sous le nez trop souvent. Sa vision fragilise nos certitudes en nous rappelant que le système dans lequel nous avons choisi de vivre n’est pas parfait. Tenter de vouloir la gommer d’un coup d’arrêté municipal n’est jamais que le reflet d’une tendance naturelle. Lâche et honteuse certes, mais naturelle. A l’heure où la bêtise et la lâcheté constituent les plus petits dénominateurs communs de la société française, il n’y a pas de quoi s’étonner.

Mais cela reflète une mentalité encore plus pervertie. Ces municipalités, de toutes couleurs politiques, confortent une opinion publique résolument vieille France, réactionnaire, fascisante. Car le mot qui revient dans toutes les conversations (notamment dans le sud de la France, mais personne n’est épargné), c’est le mot INVASION.

D’abord, les vagues d’immigration sont devenues des vagues d’invasion. On commence à avoir l’habitude d’assimiler l’arabe à un envahisseur et Le Pen à David Vincent. Mais, dans notre délire paranoïaque, il nous fallait un second bouc émissaire : le touriste. L’invasion touristique ! Encore un concept percutant à méditer. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin, trouvons une nouvelle invasion : les pauvres. C’est vrai, quoi, les clodos sont de plus en plus nombreux, en un mot comme en cent, ils nous envahissent ! Autant les termes des arrêtés municipaux sont édulcorés, autant les discussions autour du zinc, avec les commerçants et entre braves gens, ne tournent pas autour du pot : c’est l’invasion généralisée !

Heureusement, la résistance s’organise : on m’a clairement expliqué, à Carcassonne, qu’apès quelques ratonnades bien senties, les « gris » étaient « matés » (le vocabulaire raciste est d’une richesse sans cesse renouvellée - le dico nous apprenait l’année dernière que « juif » signifiait « voleur », « pingre ») ; les touristes : l’économie locale s’est organisée pour leur presser le citron, et les mentalités se sont armées pour se ne pas se laisser contaminer par l’esprit pervers des parisiens ; les clodos, l’affaire est bouclée en deux temps trois mouvements.

Il devient urgent de s’inventer une nouvelle invasion, sinon nous ne pourrons plus nous en prendre qu’à nous même (l’idée est insupportable). Moi, j’ai déjà trouvé : notre douce France est envahie par un sentiment de honte. Et la honte, c’est pas bien. Quand y’a d’la gêne... Français, relevez la tête, soyez fiers. A partir d’aujourd’hui, quoi que nous fassions, quoi que nous décidions, c’est sûr, la honte est interdite par arrêté municipal.

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